PÈRE MAUR DE L’ENFANT JÉSUS (1617-1690)
“Le Royaume intérieur de Jésus-Christ dans les âmes” Édition du Carmel (extrait)
Nous voilà donc, nous tous qui sommes baptisés, l’héritage de Dieu par Son Fils ! Nous voilà les enfants de Son Royaume, engagés par la foi au joug amoureux de Ses divines lois ! Voilà nos âmes libres de la servitude du péché ! Les voilà libres, si elles veulent, de la dépendance des créatures !
O Dieu, faites, s’il Vous plaît, que tous les chrétiens goûtent, ne fût-ce que pour un moment, la douceur ineffable de la divine liberté dont jouissent les enfants de Votre Royaume, et Vous les verrez rompre toutes leurs chaînes pour suivre la suavité de Votre joug amoureux, qui donne à un seul jour plus de douceurs à une âme que tous les plaisirs de la terre n’en sauraient donner en mille ans aux esprits des mondains.
Mais le malheur de la plupart des hommes vient de ce qu’étant abîmés dans les sens, ils ne peuvent goûter et à peine croire les délices et les grands biens que Dieu a préparés à tous ceux qui veulent L’aimer, parce que ces délices ne sont que pour les enfants de Son Royaume, qui n’est pas dans la chair et dans le sang, mais dans le fond et dans l’intérieur de l’âme. Regnum Dei intra vos est (Luc, 17, 21: On ne dira point: il est ici, ou il est là; car sachez que le royaume est au dedans de vous.)
C’est pourquoi il y en a si peu qui veuillent travailler à la conquête d’un bien si inestimable : au contraire, il y en a plusieurs qui font assez peu de difficulté et de conscience d’en détourner les âmes qui s’y sentent appelées, ni plus ni moins que si elles avaient pris résolution d’aller chercher un monde imaginaire au-delà des mers. Cela ne nous empêchera pas de dire des nouvelles de ce Royaume intérieur, selon qu’il plaira à Sa divine Majesté de nous découvrir les voies plus propres pour y parvenir après que nous aurons vu le droit qu’a Jésus-Christ de régner dans nos âmes.
5. Le droit qu’a Jésus-Christ de régner dans nos âmes
Ce droit est si ancien et si bien fondé que la seule ignorance peut le faire révoquer en doute, puisque de toute éternité Dieu, le Père, ayant engendré les âmes dans le Verbe de Sa vérité, voluntarie genuit nos verbo veritatis (Jacques, I -18 : c’est de sa pure volonté qu’il nous a engendrés par la parole de vérité, afin que nous soyons un commencement de sa créature.)
les a produites par lui dans le temps déterminé par Sa très sage et très aimable Providence pour être des images vivantes de Ses grandeurs, et pour re-couler sans cesse par une vie toute sainte et céleste dans ce divin Océan d’où elles sont sorties. Mais, s’étant écartées de leur source par le malheur du péché, auquel elles se sont trouvées assujetties, il a été nécessaire que ce divin Prototype dont elles sont les images, Se soit réuni à elles en Sé couvrant de l’humanité pour leur redonner Sa divine ressemblance, que le péché leur avait ôtée, et que ce Principe éternel soit venu rétablir en elles Sa vérité, qui y était éteinte. Il a été nécessaire que le Verbe Se soit fait chair, qu’Il ait pris la nature humaine et porté toutes les misères de nos corps pour racheter nos âmes, Ses créatures, qui gémissaient sous l’esclavage du péché et de Satan, sans avoir aucune espérance de se voir délivrées si Ses miséricordes et Ses bontés n’eussent infiniment surpassé nos misères et nos méchancetés.
Quel droit peut être plus ancien que celui qui est éternel ? Quel domaine mieux établi que celui qui est fondé sur l’être même qu’on a reçu de la main de Dieu, qui veut être notre Maître et Seigneur, et sur toutes les appartenances qui Le suivent? Mais, après avoir misérablement engagé et perdu tout ce qu’on avait reçu de Sa main libérale, qu’Il soit venu Se donner Lui-même pour nous dégager, qu’Il Se soit laissé vendre pour nous racheter, qu’Il Se soit perdu et anéanti pour nous sauver, c’est ce qui Lui donne un tel empire sur tous les hommes et un tel droit et domaine sur leurs âmes et sur leurs corps qu’ils ne peuvent s’en servir à aucun usage sans l’ordre spécial de Sa divine Majesté: autrement ils pèchent contre toute justice et équité.
Car ils n’ont rien qu’ils n’aient reçu de Lui : s’ils sont en liberté, c’est par le prix de Son Sang ; s’ils vivent, c’est par Sa mort ; s’ils ont droit au Paradis, c’est parce qu’Il les a adoptés pour Ses enfants. C’est donc de Lui qu’ils ont tout, et qu’ils tiennent tout ; c’est à Lui qu’ils le doivent ; et puisqu’ils Lui doivent l’être, la vie et le salut, que reste-t-il dans l’homme qui ne soit à Jésus-Christ ? Et si tout est à Lui, [si] tout Lui appartient, qui pourra contester Ses droits et refuser de Lui rendre ce qui est à Lui par tant et de si justes titres ?
Que si ces vérités, qui sont palpables, pouvaient un peu toucher tant de cœurs endurcis, et tant d’esprits vagabonds et dissipés parmi des erreurs préjudiciables ou des connaissances inutiles, on verrait Jésus mieux accompagné de disciples, et Sa doctrine plus suivie et mieux pratiquée qu’elle n’est par ceux mêmes qui doivent en instruire les autres. Car si l’on veut tirer la conclusion de ce que je viens de dire, à quoi peut-on se déterminer, voyant que l’être et la vie, l’âme et le corps Lui appartiennent, sinon de Lui rendre le tout comme choses qui Lui sont propres et à Lui en faire hommage comme à Celui qui en est le Seigneur, Lui en donner le fruit comme au propriétaire, et enfin se dépouiller du fond, pour le Lui restituer comme à Celui qui en est le Dieu, le Créateur et le Sauveur ?
6. Jésus-Christ prend possession du droit qu’Il a sur nous par la foi.
Une âme qui a reçu la foi, est tellement à Jésus-Christ qu’elle portera encore, par-delà tous les siècles, la marque et le caractère de la possession qu’Il en a prise. Le feu d’enfer, avec toute sa rigueur exercée durant toute l’éternité, ne pourra effacer cette marque, non plus que consumer les âmes qui l’auront reçue durant leur vie en ce monde.
Ce qui est l’un des plus sensibles sujets de leurs tourments dedans ces flammes sans fin, est le reproche continuel de leur ingratitude, qui leur fait voir qu’ayant été à Jésus-Christ, rachetées par Sa mort et lavées en Son Sang, il n’a tenu qu’à elles qu’elles ne jouis- sent du bienheureux héritage qu’Il leur avait destiné, et que c’est pour s’être retirées de Son domaine qu’elles seront éternellement le partage des démons, et la pâture du feu et des tourments.
C’est avec grande justice que le Rédempteur de nos âmes laisse des marques aussi signalées de la possession qu’Il a eue de celles qui ont reçu la foi, puisqu’elle est une participation des lumières divines, le fondement et la substance, au dire de saint Paul, de tout le bien que nous devons attendre, et puisqu’Il nous l’a méritée par la destruction et par l’anéantissement, pour ainsi dire, de Son être propre. Aussi, en nous la donnant, Il nous met dans un état sur- naturel, capable d’une vie surnaturelle et divine qui nous fait connaître et goûter les profondeurs de Dieu, nous dilate en Son immensité et nous fait participer de Ses grandeurs.
Mais j’avoue que ce bien est si caché à la connaissance des hommes, et que cette lumière qui reluit sans cesse parmi les ténèbres de l’esprit des chrétiens et fidèles est si peu comprise quasi de tout le monde, qu’on peut dire que personne ne reçoit ses admirables effets, que c’est une lampe méprisée et inutile dans la pensée des riches, qui regorgent de sciences humaines et de la sagesse du monde. Lampas contempta apud cogitationes divinum, dit saint Grégoire en ses Morales, lib. 10. cap. 27. C’est un trésor enfoui dans la terre : Sapientia abscondita et thesaurus invisus . –( Eccl. 41, 17 : Conservez, mes enfants, pendant que vous êtes en paix les instructions que je vous donne ; car à quoi servent une sagesse cachée et un trésor inconnu ? )
qui ne sert qu’à très peu de personnes parce qu’il ne s’en trouve que très peu qui veuillent captiver les efforts de leurs puissances naturelles, les vues et les desseins de leur entendement sous les services de la foi. Il leur semble que rien n’est véritable s’il n’est à la mesure de leur esprit. C’est ce qui rend la plupart des hommes indignes des Mystères de Dieu, qui ne peuvent être goûtés ni aperçus que par le moyen de la foi.
Jusques à quand est-ce donc que nous serons si misérables, ayant dans notre fond un si grand trésor ? Jusques à quand serons-nous aveuglés au milieu d’une si belle lumière ? Eh ! Qu’allons-nous chercher chez les Platon et les Aristote ? Nous avons la vérité dans notre sein et nous ne la connaissons ni ne la cherchons pas. La vie se passe dans les livres et personne ne se sert de la foi ! Quelle folie serait-ce d’aller aux Indes chercher un bien qu’on a dans soi-même?
Les livres, les hommes, toutes les créatures peuvent-elles mieux nous faire connaître Dieu que cette participation surnaturelle de Ses lumières incréées qu’Il a mises dans nos âmes, à ce seul dessein de Se faire connaître à elles ? Il me semble que ces considérations doivent être assez fortes sur des esprits raisonnables pour les obliger au moins à réfléchir et considérer si cela est véritable, et pour les porter, s’ils le jugent tel, à se déterminer d’en faire l’expérience.
Père Maur de l’Enfant-Jésus (1617-1690), disciple le plus attachant du grand mystique aveugle Jean de Saint-Samson qui inspira la réforme dite de Touraine, poursuivit discrètement l’œuvre tout intérieure de son père spirituel. Son influence s’étendit au-delà du cercle de ses frères en religion, vers des confidents, dont Jean-Joseph Surin, ainsi que vers des dirigées, dont la jeune Jeanne-Marie Guyon. Mais son excentrement par rapport à la capitale du Royaume et une vie passée en grande partie dans un ermitage l’ont fait mal reconnaître des historiens religieux, à l’exception notable de Michel de Certeau, le biographe de son ami Surin.